Lettres de Madeleine Rougier
et de son fils Pierre Rougier 1941-45
Les difficultés
de la vie à Nice pendant la guerre
et une lettre de Pierre, au STO en Allemagne
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Madeleine Rougier était
la veuve d'un frère de Maurice Rougier, Fredy (Ferdinand), décédé
en été 40, il avait été gouverneur du Soudan
Français à Bamako. Elle avait 2 grands enfants, Pierre
né en 22, et Jacques né en 25. Elle vivait à Nice,
où les restrictions étaient terribles, car la région
ne produisait guère de nourriture et elle était surchargée
de réfugiés de la zône occupée, et notamment
de nombreux juifs qui s'y étaient abrités des Allemands.
Après l'occupation de la zone libre en novembre 42, Nice était
en zone italienne et les Italiens y laissaient les juifs relativement
tranquilles, au moins jusqu'à septembre 43, date de la capitulation
italienne.
Extraits de la lettre de Madeleine Rougier (à Nice) à
sa belle soeur Suzanne Rougier (à Bourg), le 21 déc 41
"...Ma chère Suzanne,
J'ai bien tardé à vous répondre, j'ai été
très occupée à refaire des pulls overs aux enfants
et je passe tant de temps à faire ces maudites
queues, il faut y consacrer toute la matinée, quelque fois une
partie de l'après midi, on rentre exténuée et gelée.
mercredi il faisait un vent si froid que j'ai grelotté toute
la journée. c'est effrayant le nombre de personnes qui se trouvent
mal, hier matin on en a ramassé plus de 30, près de moi.
3 sont tombées l'une après l'autre, aussi en ce moment,
le chiffre des décès est bien élevé, jeunes
et vieux n'ont plus de résistances, en 4 ou 5 jours, ils sont
enlevés et les médecins n'y comprennent rien.
Je vous envoie le prix du fromage + le port du colis. J'aurai voulu
vous envoyer aussi le prix du beurre mais vous n'en parlez pas, dites
le moi dans votre prochaine lettre, je vous l'enverrai aussitôt.
Les enfants vont partir faire du ski, je ne sais encore à quelle
date, cela dépendra des places libres au refuge
et des moyens de transport. Jacques n'est pas brillant en ce moment,
il vient d'avoir une grosse grippe avec accès de paludisme, et
cet enfant est presque pieds nus, j'ai demandé il y a 4 mois
un bon de chaussures, on me l'a refusé ces jours ci, je ne peux
faire arranger son unique paire, je vais cependant essayer pendant qu'il
sera absent, que de misères pour tout.....
.... Que deviennent vos filles, supportent-elles bien l'hiver? Il est
vrai qu'elles sont habituées au froid après avoir vécu
à Strasbourg.
Au revoir, ma chère Suzanne, merci encore et pensez à
nous quand vous aurez d'autres fromages, nous vous embrassons tous affectuesement
Mad. Rougier"
Extrait de la lettre de Madeleine
Rougier (à Nice) à sa belle soeur Suzanne Rougier (à
Bourg), le 21 février 42
"...excusez moi d'avoir tant tardé
à vous remercier de votre envoi qui nous a fait tant de plaisir,
j'ai été malade toute la semaine d'une grosse grippe prise
en faisant la queue et qui menaçait de mal tourner et cependant
il faut courir toute la matinée, malade ou non, pour essayer
de trouver quelque chose.
Je vous envoie ci-inclus les 90 fr en vous disant merci, oui, si l'occasion
se présente encore, vous pouvez recommencer, évidemment
c'est un peu cher, mais je ne crois pas que cela arrive souvent ! Je
crois par exemple qu'il serait plus avantageux et plus rapide de faire
les envois par la poste, on accepte les colis jusqu'à 3 kil.
Je voulais justement vous demander si votre hôtesse ne pouvait
m'indiquer des cultivateurs ou des jardiniers qui me feraient régulièrement
des envois de légumes maintenant que les colis familiaux circulent,
j'ai vu hier une personne qui reçoit depuis octobre toutes les
quinzaines un colis de légumes
venant de l'Ain.
Ici de plus en plus il n'y a rien, nous avons droit à 250 gr
de légumes par personnes, voyez ce que cela fait quand ce sont
des épinards ou de la salade ! Hier matin j'ai fait la queue
de 7h1/4 à 10h moins le quart pour 150 gr de navets, que faire
avec cela pendant 3 jours !
Pierre m'a encore bien mécontenté cette semaine, .....
... il est exaspéré d'avoir toujours faim, hélas,
je ne puis rien.
Quant à Jacques, il vient d'être attaché aux radioreportages,
toujours comme opérateur du son et il en est ravi car il circule
dans la région avec les voitures de tournée........"
Extrait de la
lettre de Madeleine Rougier (à Nice) à son beau-frère
Maurice Rougier (à Bourg), le 27 déc 42
"Mon cher Maurice
Nous étions assez inquiets de vous tous depuis les évènements
de novembre (l'occupation de la zone libre), nous voici
rassurés et j'espère que vous resterez à Bourg
le plus longtemps possible puisque la vie y est assez facile.
J'ai Pierre en vacances pour une douzaine de jours .... ....
J'ai bien hésité pendant plusieurs mois avant de le laisser
partir pour Coloniale (? peut-être une école de
formation aux emplois aux Colonies), mais tous nos amis sont du
même avis et l'ont vivement encouragé, d'un autre côté,
les professeurs aussi sont unanimes à leur répéter
de persévérer dans cette voie. Fredy avait
aux colonies - quoiqu'en dise votre mère - beaucoup de bons amis
et après la guerre, il y aura forcément beaucoup de places
à prendre, cela fera l'affaire de tous les jeunes.
Je vous envoie la lettre de Jacques, je voudrai bien qu'il soit rapidement
occupé. Malheureusement avec ces histoires de départ pour
l'Allemagne cela fait beaucoup de complications. (on commence
à parler de travail en Allemagne, bientôt ce sera le STO,
service du travail obligatoire)
Le ravitaillement est toujours aussi pénible, nous sommes depuis
plus d'un mois au régime avec des navets et des topinambours,
on nous avait annoncé pour les fêtes volailles et charcuterie,
nous ne les avons vus que dans les journaux et les commerçants
se moquent quand on leur en parle. Et puis je recevais quelques colis
du Soudan et du Sénégal, il ne faut plus y compter maintenant
(les Américains ont débarqués en Afrique du Nord)
et l'hiver commence à peine !
Nous nous chauffons tant bien que mal avec de la sciure de bois, le
résultat n'est pas mauvais, mais la sciure est aussi rare que
n'importe quelle denrée.
J'écris de tous côtés pour obtenir la liquidation
de ma pension, j'avais reçu le livret fin octobre et je me croyais
enfin débarassée de toutes ces démarches, mais
il a fallu renvoyer le livret à Paris " pour régulariser
les avances depuis 2 ans ", il y a plus de 2 mois que cela dure
et je n'ai rien touché depuis juillet, c'est un désordre
effrayant partout. Dites à Suzanne qu'elle ne connait pas son
bonheur si elle s'approvisionne facilement, c'est ici mon cauchemer
de tous les jours......"
Extrait de la lettre de Pierre
Rougier (21 ans, à Chemnitz, au STO, il est avec son frère
Jacques, 18 ans, parti avec lui au STO) à ses oncle et tante
Maurice et Suzanne Rougier (à Bourg), le 27 déc 43
"M. Pierre Rougier N°17
Westarbeiterlager (camp de travailleurs de l'ouest) Zweinigen
10 Jacobstrasse
Chemnitz Sachsen (Saxe)
Chemnitz le 27 décembre 1943
Mon cher oncle, ma chère Tante
Je m'excuse de vous envoyer si tardivement mes voeux pour la nouvelle
année, mais nos conditions de vie rendent assez difficiles une
application stricte des projets faits à l'avance. Enfin mes voeux
n'en sont pas moins sincères et j'y joins ceux du Jacquot qui
est en ce moment tenu au lit par une forte bronchite et incapable de
tenir un porte plume.
Vous avez dû connaître dans quelle situation nous nous trouvons
par maman, elle n'a rien de réjouissante. C'est la vie de camp,
noyés au milieu des ouvriers, mélangés aux belges,
tchéques et polonais, avec un repas unique par jour, des paillasses
pour dormir, un chauffage restreint et enfin un travail perpétuel.
Je travaille avec Jacquot dans une fabrique de boulons, vis, filetages
etc.. pour l'armée nous faisons 12 h par jours de travail, avec
juste quelques tartines de pain à nous mettre dans le ventre
à midi, car le camp utilisant soi disant tous nos tickets pour
la soupe du soir (une gamelle de soupe) nous n'avons pas droit à
la soupe de midi qui est distribuée aux ouvriers allemands et
avec cela nous sommes payés de manière à avoir
juste de quoi vivre, et il m'arrive souvent de me trouver sans un sou
deux jours avant la paye. bref nous menons une vie rien moins qu'agréable
à laquelle nous nous sommes péniblment habitués
au début. Quant aux réclamations vaut mieux ne pas en
faire car non seulement elles n'aboutissent pas mais elles risquent
de vous attirer des ennuis.
Enfin cela va bientôt faire six mois que nous menons cette vie,
en nous débattant tant que nous pouvons pour avoir des améliorations
et l'habitude nous rend maintenant plus supportables toutes nos souffrances
quotidiennes. Aussi sans que notre état se soit amélioré,
nous avons davantage de cran.
Je me suis fait quelques bons camarades parmi les rarissimes étudiants
qui font leur STO ici, et quoique dispersés dans différents
camps nous nous réunissons le samedi après midi et le
dimanche. L'opéra le cinéma et les cafés nous offrent
quelques distractions, et enfin comme j'ai pas mal de camarades en divers
coins de la Saxe, nous nous rendons mutuellement visite, bien que maintenant
la police accorde difficilement des autorisations de circuler.
Ce que je trouve déplorable c'est l'état d'esprit des
ouvriers français travaillant en Allemagne, c'est le règne
de l'égoïsme intégral, une incompréhension
totale des choses, alors qu'au contraire chez les prisonniers il y a
un magnifique mouvement de solidarité. D'ailleurs après
avoir enduré les pires choses au début, ils sont maintenant
pour la plupart dans de bonnes conditions, mais il n'y en a aucun qui
se fasse des illusions sur l'état actuel de la France.
Depuis un mois je fais une semaine sur deux le travail de nuit. De jour
nous faisons de 6h30 à 18h30 et de nuit de 17h à 5h du
matin. Nous avons changé de camp il y a 2 mois, celui que nous
occupions devant être transformé en hôpital, et alors
qu'auparavant nous étions à 20 minutes de l'usine, nous
en sommes maintenant à 35 minutes en tram et il faut changer
2 fois, et comme nous partons avec la nuit et revenons de même
ce n'est pas agréable du tout. Avec cela il fait froid et il
neige, quoique jusqu'à présent nous n'avons eu que -12°
mais il parait qu'en janvier février le température varie
entre -20° et -35° ce qui nous promet des jours agréables.
Voici un bref aperçu de notre vie ici et il y aurait de quoi
en mettre un volume, mais je ne veux pas vous importuner davantage.
D'ailleurs à côté des mauvais moment il y en a quelques
uns de bons. Et puis voila bientôt la moitié de notre séjour
ici écoulé et cela nous donne du courage (ils
n'ont été libérés par les Russes qu'en mai
45...) Cela nous aura aussi fait du bien, et aura bien contribué
à notre formation et ... à nous apprendre l'allemand.
Je vous renouvelle mes voeux en vous embrassant tous les deux bien affectueusement
ainsi que mes deux petites cousines
Rougier Pierre"
Extrait de la lettre de Madeleine Rougier (à Nice)
à son beau-frère Maurice Rougier (à Bourg), le
2 janvier 1944
"...j'ai bien regretté aussi de ne pouvoir
aller à Cannes pour l'enterrement de ce pauvre Francis
(Francis Scola, beau-frère de Maurice et aussi de Madeleine)
j'avais une grosse grippe avec de l'otite...... .....
je viens maintenant de passer une mauvaise semaine avec deux jours de
grosse fièvre, j'ai pensé tout d'abord que j'étais
intoxiquée par cette infecte huile de colza qu'on nous a distribué
mais je ne crois pas tout de même que cela m'aurait rendu si malade....
... les enfants vont bien
, ils se plaignent surtout du froid, et un peu du ravitaillement qui
a bien diminué depuis la perte de l'Ukraine. J'envoie tous les
colis que je peux, mais ils ne sont pas aussi volumineux que je voudrais.
Ici le ravitaillement est un peu moins mauvais, il est parti plus de
120.000 personnes d'après les services de l'alimentation, il
y a davantage de pommes de terre, et j'ai deux cousines qui m'envoient
assez régulièrement des colis, cela m'aide bien pour les
enfants. L'ennui est que les voise de communication sont souvent coupées.
Nous en sommes aujourd'hui à notre 3ème alerte.
Fanny et Clkaude se ressemblent elles toujours autant ? je ne les reconnaitrais
certainement pas si je les voyais.....
Extrait des lettres de Madeleine Rougier (à Nice) à
Fanny et Claude (à Bourg), le 9 janvier 1944
" ....Pierre m'écrit qu'ils avaient organisé
des fêtes à leur camp et aux foyers français, ainsi
qu'un réveillon composé des colis qu'ils avaient reçu,
on leur a aussi donné un supplément de petits painsblancs,
brioches et pommes, et ils ont eu 2 jours de repos...."
Extrait de la lettre de Madeleine Rougier (à Nice)
à Suzanne Rougier (à Bourg), le 10 mai 1945 (la paix est
effective depuis le 8 mai 45)
"...Non je ne sais rien des enfants et le peu que j'ai appris
de ce qui s'était passé dans la région ne m'a guère
rassurée. Je savais déjà par ma soeur et mon beau-frère
que Chemnitz avait été presque complètement détruite
par les bombardements au 15 février, et que prisonniers et travailleurs
avaient été évacués. Cette semaine après
bien des recherches j'ai pu voir un prisonnier qui était à
40 km de Ch., il m'a confirmé l'évacuation de la ville
mais les malheureux ont dû fuir à pied sous les bombes
et on ne sait dans quelle direction ils se sont dirigés, ni ce
qu'ils sont devenus.
Quand je pense que cet hiver, pas un soir depuis que ces bombardements
massifs avaient commencés, je ne me suis couchée sans
penser qu'à la même heure, ces enfants erraient peut-être
sur les routes dans la nuit et le froid... De tous ceux qui sont partis
en même temps et qui étaient tous à Chemnitz ou
aux environs on a aucune nouvelle, il est vrai que cette région
a été la dernière libérée et s'ils
sont partis à pied ils ne s'en étaient sans doute pas
bien éloignés. Je sais bien aussi qu'ils sont tellement
nombreux que le retour se fera lentement, et naturellement ceux qui
sont près des frontières rentreront plus vite mais si
j'avais seulement un mot pour ma dire qu'ils sont vivants. Que les jours
et les nuits passent lentement quand on est si inquiet.
....Le problème de la reconstruction se pose de tous côtés,
ici beaucoup de maisons ont été abîmées,
St-Laurent du Var a été à peu près rasé
par les bombardements, et presque tous les hôtels sont réquisitionnés
par les Américains si bien que la plupart du temps on doit envoyer
les voyageurs loger dans les casernes.
Cette année on a des légumes verts sans faire de queue
mais à quel prix ! 30 fr les petits pois, 15 fr les salades,
quant à la viande il y aura bientôt 2 mois que nous n'en
avons pas et pour les rations du RG (Ravitaillement Général)
: sucre, huile, nous les touchons (quand nous les touchons) avec
5 ou 6 semaines de retard, bref ce n'est pas brillant et on se sent
vraiment fatigués, pourtant les enfants auront sûrement
besoin de se remonter quand ils seront là et comment faire avec
un tel ravitaillement......."
PS. Pierre et Jacques ont finalement
retrouvé leur famille en France, sain et sauf après ces
2 ans de séjour forcé en Saxe.
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