Transcription complète de la lettre du Sous-Lieutenant Maurice ROUGIER à sa sœur Louise au début de la Grande Guerre:
D………p 24 sept.1914. Nous sommes arrivés sur les lignes vers 10 h, traversant des layons bourbeux dans lesquels nous croisions soit des brancardiers transportant quelques blessés, soit des blessés français et allemands pouvant marcher et aussi un prisonnier qui sautait comme une chèvre avec un vaste sourire sur les lèvres et qui au passage me fit, le cochon!, un superbe salut militaire à la française, c'était pour cet homme la fin des privations et presque la garantie de trouver sa vie dans cette guerre qui devait lui procurer autant de plaisir. Ma section fournit 2 petits postes, - l'un sous la surveillance de mon petit camarade S. qui détachait lui-même des quantités de petits postes de 4 hommes et un caporal à la sortie de chacun des layons sortant du bois vers les lignes ennemies situées à 500m. - l'autre commandé par moi-même qui devait s'installer dans la grande ferme des W. située comme te l'indique ce petit dessin
Mon installation fut assez difficile, je détachais à ma
droite 2 petits postes de 1 caporal 4 hommes, de liaison avec la Compagnie
voisine et je m'installais en me couvrant dans des tranchées
faites par le bataillon de chasseurs. J'ai passé ainsi la journée,
terré dans ma tranchée, j'ai vu à 1200m. une patrouille
apparaître à la lisière du bois mais elle ne s'est
pas assez approché pour que je lui tire dessus.
La journée du lendemain s'est passée analogue, sans bouger des tranchées, y mangeant, y dormant, y veillant, en entendant la fusillade tantôt à droite, tantôt à gauche, ainsi que les obus passer en sifflant au dessus de nos têtes. Un de mes petits postes à droite a été surpris par une patrouille, un de mes hommes, sentinelle du moment a été tué, il s'appelle Lefèbvre. Comme je me préparais à passer une nouvelle nuit dans ma tranchée: l'ordre m'est arrivé de me replier sur le village de M. à 5km. de là; après avoir relevé mes postes, j'ai opéré mon repli en laissant une arrière-garde pour me protéger. J'étais fort inquiet sur la façon dont je pourrai m'orienter dans la forêt au milieu de la nuit quand je suis tombé sur le reste de la Compagnie. Nous sommes revenus à M. où nous avons couché. Le lendemain 22 Septembre ordre nous est arrivé de reprendre nos emplacements de la veille; nous dûmes nous arrêter vers 10h. parce que notre artillerie, qui avait ouvert un feu d'enfer sur la forêt du côté où on pensait que se trouvaient les allemands, commençait à nous tirer dessus; ordre nous vint de rejoindre M. et de l'organiser défensivement. Le canon tonnait dur à notre droite, nous nous étions d'ailleurs repliés précipitamment la veille à cause d'une attaque allemande qui avait enfoncé notre droite. A 9h. ordre de rejoindre nos anciens emplacements. Après avoir fait une marche prudente à travers bois, nous sommes arrivés à pied d'œuvre; j'ai revu mon malheureux tué de la veille, il avait une balle au dessus de l'œil droit et avait des yeux grands ouverts et plein de mort, son sac avait été ouvert et pillé, ses poches retournées, se vivres emportées, seule sa montre lui avait été laissée. Le plus délicat de l'opération restait encore à faire: il fallait occuper la ferme W. qui pouvait avoir été prise par les Prussiens pendant mon départ; j'envoyait donc une patrouille du bois sur la ferme et quand cette patrouille m'eut indiqué que la maison était vide, je sorti du bois avec le reste de ma 1/2 section, à ce moment j'entends un bruit terrible, c'est de l'arti allemande qui m'a repéré et qui me déclenche un tir; je fais prendre le pas de course à mes hommes, et nous gagnons la ferme au milieu des éclatements d'obus. Je remercie Dieu de m'avoir épargné des pertes que j'ai été abasourdi de ne pas subir; 60 obus sont tombés sur une longueur de 100m. et sur une largeur de 200 sans me blesser un homme; il est vrai que c'était de l'artillerie de campagne dont le réglage de tir est très long et dont l'efficacité est réputée comme assez faible. Je suis alors resté dans ma ferme, sous la menace d'un nouveau bombardement, sans y bouger le petit doigt, mettant simplement à toutes les fenêtres qui étaient face à l'ennemi quelques hommes prêts à tirer. J'ai reçu alors l'ordre d'évacuer la ferme à la nuit pour occuper la lisière du bois. J'exécutais cet ordre quand un nouvel ordre de repli m'arriva; je dus rechercher mes postes dans le bois par une nuit noire, dans des chemins inextricables; je réussis après une heure à rassembler toute ma 1/2 section et une partie de la section d'une autre compagnie et je pus me guider à travers la forêt, grâce à la connaissance que toutes ces allées et venues m'avaient donné. En arrivant à 22 h. sur le point de repli qu'on m'avait indiqué, on m'envoya encore coucher sur la terre froide et trempée, aux avant-postes. Ma 1/2 section y partit avec un autre Lieutenant(?) de la Compagnie et sa section, tandis que j'allais me coucher dans une cabane de Robinson Crusoë. Il faisait un froid terrible. Le mercredi 23 à midi, la compagnie recevait l'ordre d'occuper de nouveaux emplacements d'avant-postes; à 21h. l'ordre de se replier nous arrive, ma section était à la grand'garde, des coups de feux venaient d'être livrés par les petits postes. On arrive à se replier avec précautions sur M. que l'on dépasse et à 23 h. on laisse la compagnie dans un bois pour prendre les avant-postes. C'est la plus mauvaise nuit que j'ai passé, étendu pour reposer dans le fossé d'un chemin plein de boue, obligé de se relever toutes les 1/2 heures pour se réchauffer.
Enfin jeudi 24, après avoir bu du café qu'on pu faire
en allumant de tous petits feux au milieu du bois à la grand'garde,
ordre nous est arrivé de regagner nos cantonnements et D…..p.
C'est avec joie que tous les hommes, excessivement fatigués et
ayant tous des maux de ventre, apprirent la nouvelle.
Ma chère Lou, la guerre n'est pas quelque chose de très
gai, on s'en aperçoit quand, après une journée
de fatigues pendant laquelle on a échappé à la
mort, on a pour couche la terre froide et pour manger un petit morceau
de pain avec un peu d'eau; on s'en aperçoit en voyant les malheureux
que l'on rapporte en si grand nombre avec quelques éclats
d'obus dans le corps qui les rendront à jamais infirmes, ou encore
en voyant ces morts si jeunes que vont pleurer des mères, des
sœurs ou des épouses. NB-- Conserve cette lettre, j'y ai placé certains détails parce que c'est une page de mes impressions journalières que je détache pour te l'envoyer.
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